Semaine 40.09
Édition réalisée lors des expositions personnelles à l’Espace Vallés à Saint-Martin-D’Hères et à La Halle, à Pont-en-Royans.
Semaine, revue hebdomadaire pour l’art contemporain
impression couleur, 14 pages
Photo : Phoebé Meyer
Texte : Corinne Rondeau
Production: : Espace Vallés, La Halle et l’ENSBA de Lyon.
Hors-champ / Contre-espaces
Par Corinne Rondeau
C’est un espace ouvert et fermé qu’offre Laurent Pernel.
La vidéo Plan your escape présentée à Pont-en-Royans dans L’image des choses développe un espace après le paysage romantique et post-romantique, après l’art in situ, après ces images qui à force de répétition sont devenues du déjà vu.
Les scansions fortes du montage ne ménagent pas les passages entre dehors – horizons, falaises – et dedans – espace d’exposition, fausse végétation, fixation pour une escalade factice, hamac au drapeau tricolore. Un élément les unit pourtant : un guide de haute montagne qui passe de la falaise au hamac, de l’épreuve physique des hauteurs à l’abandon du corps à la rêverie de paysages imaginaires.
Cet homme ressemble à Laurent Pernel, même implication physique définie comme action et non comme performance, même implication visuelle qui interroge la manière dont on peut donner à voir un environnement.
Après avoir observé Pont-en-Royans comme il le fait de tout lieu où il doit exposer, Laurent Pernel a cherché à faire entrer les dehors dedans : les balcons accrochés aux falaises sont ainsi devenus sur la cimaise des sortes de nids en carton ; la végétation installée dans les anfractuosités de la roche au dehors se dissémine en papiers colorés et découpés sur le mur intérieur de la galerie.
Effets décoratifs sans doute mais qui poussent à revoir de l’intérieur l’extérieur d’où nous venons.
On aurait vite fait de parler de contextualisation. Mais à bien regarder vidéos, actions filmées, interventions ponctuelles, rien n’est moins vrai. Prenez Plan your escape. Cette vidéo livre la mesure de l’action réelle du travail : donner au spectateur les moyens de voir toujours autre chose que ce qui est représenté. L’homme de haute montagne grimpe, sur son dos, point de lumière aveuglant, un miroir circulaire et plan. Puis son corps s’immobilise, révélant en plan fixe l’horizon retourné et hors-champ de la montagne derrière la caméra où nul corps ne se tient dans le visible.
On pense bien sûr à l’homme de dos de Friedrich face à une mer de nuages donnant à voir l’occultation de l’horizon par la présence de son corps et disant combien les horizons ne peuvent se saisir en totalité. Réponse objective de l’espace romantique à la recherche de l’illimité qui était déjà la fin des illusions picturales. On pense également au Double piton rocheux de Didier Rittner reprenant l’environnement de Friedrich et faisant disparaître le corps du voyageur, pour libérer la vue en plaçant deux pitons qui arrêtent autrement le regard : chercher l’infini y serait une tâche faussée.
Rien n’est moins simple que de faire voir l’espace lorsqu’on a pris la mesure de la modernité et des rumeurs de sa transparence. Deux choses sont nécessaires pour cela : voir depuis l’histoire de la représentation, malgré tout, et voir depuis le réel où nous avons les pieds fichés.
Il y a quelques années, Laurent Pernel a réalisé une série vidéo Fait main. Il y montre l’autre face de l’image qui se tient face à nous, c’est-à-dire précisément ce qu’on ne voit pas. Le cadre de la caméra présente un paysage urbain. Durant le filmage, la main plante des morceaux de miroir dans la pâte à modeler, recouvrant ce paysage et nous en révélant un autre. Autre, car si nous nous retournions ce n’est pas celui que nous verrions, parce que celui que vous voyons devant nous est inventé par l’orientation des facettes. Lieu utopique et uchronique que Michel Foucault aurait sans doute appelé une hétérotopie, l’image ne relevant ici d’aucune trace ni d’aucune chronologie. Le retournement de l’image par le miroir et sa supposée transparence mise en action n’est pas l’infini, l’illimité, mais une multitude de points de vue reflétés par obturation de l’image.
Dans la même série, la caméra se tient devant une plaque de verre et la main de Laurent Pernel munie d’un feutre suit des lignes, celles des immeubles et des ombres, défaisant ainsi notre vision pour énoncer l’évidence de toute vision artistique : ce qui est vu reste toujours à voir.
Ou bien plus simplement encore, lorsque dans l’espace public, l’artiste se contente de recouvrir un abribus d’un transparent bleu. La légère colorisation de l’espace urbain ralentit la transparence du verre, arrêtant le regard pour montrer que la vision est d’abord affaire de localisation des corps.
Laurent Pernel est un artiste qui se qualifie souvent de citoyen. L’art comme perspective politique n’est pour lui ni une gageure, ni un lieu commun, simplement une façon d’élaborer des lieux susceptibles de renverser les pouvoirs qui occultent la vision.
À chaque élection, depuis 2003, il envoie à la classe politique un savon tricolore, Dissolution. À l’usage, le savon perd ses extrémités colorées laissant un centre blanc : l’emblème patriotique du drapeau qui se dissout signifie moins l’échec du politique que la manière dont le politique fait disparaître ce qui est à la marge, sur les bords. Le jeu du regard dans le temps qu’impose le lavage découvre les capacités à faire illusion dans l’espace public et à se tenir au lieu du pouvoir. Montrer est un pouvoir qui peut aller jusqu’à masquer les rapports véritables des individus selon la leçon marxiste. Le travail de Laurent Pernel est donc moins performatif qu’inter-actif, moins in situ que politique. Il est moins fait pour revendiquer que pour impliquer la vision comme action, et comme une action non dépourvue d’illusion.
Que ce soit à Lyon en recouvrant la façade en aluminium de la maison Roger Tator, façade jetable, Gezichtwerpen (2006), ou pour la rénovation de la BF15, Écran total (2007), à l’occasion de laquelle il fait glisser le salon Saint Jérôme du ministère de la culture à l’espace de la galerie, par transfert des données topographiques, Laurent Pernel redéfinit la notion d’in situ comme un mouvement de relocalisation grâce à un acte de voir. En définitive, il s’agit là d’un projet contemporain que la modernité n’a pas achevé à travers la notion d’aura et qui se retrouve dans le titre même de l’exposition L’image des choses : nous n’atteignons jamais les choses, nous n’atteignons que des manières de percevoir.
Voir suppose toujours une action, et la sensibilité de Laurent Pernel n’aura pas attendu longtemps pour rencontrer le travail de Daniel Buren. Déclencheur d’une implication de l’espace et de la vision, Buren est pour Laurent Pernel une interrogation et une fascination permanentes, notamment à travers la question : « comment sortir du musée ? ».
Pour cet ancien étudiant en architecture qui évoque son travail comme celle d’un sculpteur, la référence à Buren se fait par l’idée d’une force qui passerait dans l’espace et jouerait dans la vision avant de prendre la mesure des corps. « C’est bien le rôle de l’artiste de nous montrer clairement et immédiatement ce qu’il voit »1. C’est la raison pour laquelle le visible pose des problèmes concrets et fondamentaux à la représentation, sans en passer pour autant chez Laurent Pernel par un idéalisme de l’invisible. Obturer consiste pour lui à empêcher le visible d’être saisissable frontalement, mais permet surtout de moduler les points de vue. Point d’invisible. C’est parce qu’il y a un invisible impossible à voir que le champ est laissé libre au visible, jusques et y compris sous la forme d’un discours sur l’invisible. Faire entrer par un jeu de miroir le hors-champ dans le champ en est l’artefact le plus évident. Autre manière de faire entrer les dehors dedans. La simplicité des manipulations que nous avons décrites soulèvent des questions de déplacements et engage l’acte de voir comme formation toujours réactualisée de concepts aussi fondamentaux que ceux de vision, de corps et d’action.
Renverser, inverser les espaces, les dehors et les dedans devient ainsi une stratégie singulière qui échappe à l’idée artistique du site en posant la question de la sortie. La question : où est mon site ? porte en effet moins sur l’espace que sur une tentative de relocalisation de l’espace qui libère du même coup une question toute physique-métaphysique : où m’est-il donné d’exister ?
L’image des choses révèle une forêt de signes comme appréhension de la vision qui passe par le bâtir. La vision donne un lieu et le bâtir un point par lequel la vision prend sens pour des corps. Bâtir signifiait pour Heidegger, qui empruntait le mouvement de sa pensée à Hölderlin, habiter. Habiter, c’est-à-dire affirmer la mesure par laquelle nous séjournons en tant qu’être : « Plein de mérite mais en poète / L’homme habite sur cette terre ». C’est de cette terre que Laurent Pernel, qui répète à qui veut l’entendre que son premier outil est son corps, regarde depuis toujours l’océan : ici, pieds à terre, et corps de marins là-bas à la surface mouvante des vagues. Surface sans cesse réactivée par la fabrication de visions et d’images comme dans Face à Face (2006) qui joue à moduler le voyant-visible comme un miroir.
Réflexivité sensible par excellence selon Merleau-Ponty, le miroir nous complète où nous ne sommes pas : lieu de l’art où s’expose l’image des choses.
1 Daniel Buren, Au sujet de… , Paris, Flammarion, 1998, p.62.