« C’est tellement beau que l’on dirait que c’est faux. »

Publié le 3 octobre 2014
« C’est tellement beau que l’on dirait que c’est faux. »

Mathieu Latulippe Visions [ Documents de recherche], Laurent Pernel, Théâtre de Verdure
Co-édition art3 | Optica, 2014.
Édition réalisée dans le cadre d’une résidence de recherche à Montréal de septembre à décembre 2011.
96p. ; ill.n/b ; coul. ; 14 X18 cm
Texte de Céline Poulin
Graphisme : Jocelyne Fracheboud et Nadia Campagnola
500 ex.
15€

« C’est tellement beau que l’on dirait que c’est faux. »

Dans le film E la nave va, réalisé en 1983, Fellini fait dire à un de ses personnages cette maxime qui m’est venue à l’espriten découvrant les propositions éditoriales de Laurent Pernel et Mathieu Latulippe.

Cette impression est familière à chacun, ayant éprouvé une proximité étrange avec un paysage, naturel ou urbain, comme s’il se figeait en une image impénétrable. Le paysage que la vision englobe est comme «trop beau pour être honnête» et provoque un doute sur la réalité de la perception. Le regardeur est toujours en dehors, extérieur à cet environnement auquel pourtant il appartient, mis à distance par le devenir image de l’objet perçu.

Le travail de Laurent Pernel joue souvent sur l’ambiguïté de la place de l’homme et de son implication dans les paysages urbains ou naturels : dans sa vidéo Face à Face (2006) une maquette de bateau est proposée en premier plan d’une mer, quant à elle bien réelle – rappelant cette facticité de l’homme face aux éléments qu’il cherche à pénétrer. Une situation que Laurent Pernel a longuement expérimentée et analysée avec Fait main (1999-2001), une série de courtes vidéos dans lesquelles l’artiste utilise un miroir ou une vitre, sortes d’écrans portables sur lesquels, entre autres, il dessine, et qui lui permettent de fantasmer un possible impact sur son environnement, de briser la mise à distance. Avec Plan Your Escape, vidéo de 2009, un homme escalade une montagne, il porte sur le dos un rond réfléchissant, comme un œil géant renvoyant l’image de l’endroit dans lequel il évolue. Ce regard englobant incarne la projection du grimpeur, ce qu’il imagine du paysage qui l’entoure mais ne voit pas, mais aussi l’œil de l’Autre, l’œil qui voit tout que chacun d’entre nous projette afin d’avoir une perception globale, et non fragmentaire, du monde.

La question du regardeur et de sa multiplicité est également centrale dans le travail de Mathieu Latulippe qui produit des objets interrogeant la vision collective et son impact sur la perception individuelle. Ses maquettes, petits mondes hétérotopiques, permettent de rendre compte de la pluralité de la vision. Dans ses expositions miniaturisées, par exemple, le regard du spectateur englobant la scène est dédoublé par celui des personnages sous les yeux desquels un Polaroïd devient une toile de 4 mètres sur 5 (The Bigshots, 2009). Un de ses derniers projets, Nouvelles aventures (année ?) concentre ses interrogations sur les mécanismes du regard et particulièrement sur les archétypes qui les sous-tendent : l’île, le voyage en mer…autant d’espaces fantasmés à partir desquels se construit notre imaginaire collectif.

Les différents niveaux d’appréhension de l’image, en jeu habituellement dans les projets des artistes, prennent ici une autre forme, une étape de recherche, pensée spécifiquement pour l’édition. Mathieu Latulippe présente avec Visions des film-stills extraits de production cinématographiques plus ou moins connues, du registre de la science-fiction ou de l’horreur. Laurent Pernel nous expose quant à lui le résultat d’une immersion dans le Théâtre de Verdure de Montréal, prenant la forme d’un travail vidéo et photographique.

Les deux personnages de Fellini observent un paysage factice, une mer de plastique et un soleil en toc, dont l’artificialité visible par le spectateur confirme la dualité de la vision : deux regards coexistent toujours. Les paysages que Mathieu Latulippe présente peuvent eux être tournés en studio, fabriqués en 3D ou filmés en extérieur. En effet, la notion d’une nature véritable ou non est dépassée pour lui par la définition même du paysage qui implique une construction humaine, donc la formalisation d’une projection. Les images qu’il choisit incarnent surtout une réflexion sur cet ailleurs fantasmé, ce monde utopique où s’égare toujours la pensée, et qui est aussi un point de comparaison à partir duquel nous regardons le réel qui nous entoure. Plus le quotidien est difficile, plus cet ailleurs se pare de vertus. Cette collecte documentaire sur le paradis perdu, Eden mythique dont les humains en auraient été chassés, ou encore nature sauvage ayant repris ses droits sur les hommes, rappelle ainsi la malédiction inhérente à la perception humaine : ne pas pouvoir faire corps avec la nature.

De son côté, Laurent Pernel défie l’incapacité de l’homme à interagir avec l’image constituée par son environnement. Choisissant comme décor de ses actions le théâtre végétal de Montréal, l’architecture devient un élément dont il souligne la vie autonome. D’un côté, une série de plans fixes du théâtre à différents moments de la journée anime l’architecture comme un flipbook solaire, révélant le jeu des ombres dans la constitution visuelle du lieu. De l’autre, Pas de deux (2011), chorégraphie footballistique, interagit avec les ombres, comme si leur matérialité pouvait infléchir le cours de la balle, ou rendre ainsi ces trames visuelles aussi prégnantes que les pylônes du théâtre lui-même.

La rencontre entre les productions de Mathieu Latulippe et de Laurent Pernel met ainsi en perspective l’interpénétration du réel et de sa représentation, question extrêmement actuelle à l’heure de la multiplication des techniques accentuant celle-ci (jeux de rôle en réalité augmentée, Google Glass, applications pour smartphone…). Leurs travaux affirment ainsi le caractère double de la vision humaine, mue par une nécessité permanente d’analyse et de fiction.

Céline Poulin